Mythe n°8 – L’esprit critique, une fois acquis, nous protège contre tout type d’erreur
Nous pourrions considérer l’esprit critique comme une somme de compétence que nous acquérons une fois pour toutes. L’esprit critique est en réalité une pratique reposant sur l’utilisation d’outils diverses qui peuvent être en partie transférés vers d’autres contextes. La diversité des outils à mobiliser entraîne que nous ne serons jamais « experts d’esprit critique ». De plus, la réutilisation d’un outil (comme, par exemple, les critères qui permettent l’évaluation de l’expertise d’une source) est délicate : il nous faut déjà percevoir la nature profonde du problème auquel nous sommes confrontés – sans nous arrêter à son contexte superficiel – pour reconnaître son analogie avec d’autres situations déjà rencontrées. (Nous avons déjà illustré cet aspect avec l’exemple de la corrélation comme indice de causalité dans différents domaines, voir Mythe n°4.) Nous pourrions alors remobiliser l’outil pertinent (par exemple, concevoir un protocole expérimental pour distinguer entre deux causes possibles) mais en l’adaptant à un nouveau contexte qui possèderait ses caractéristiques propres, ce qui est tout sauf évident.

Plusieurs exemples de scientifiques se risquant à émettre, sans grande réussite, leur avis hors de leur domaine de compétence montrent que le raisonnement ne s’exerce pas en dehors de tout contenu et que nos aptitudes à raisonner dépendent fortement de nos connaissances dans un domaine donné.
Comprendre par l’exemple
Lors d’un meeting de lauréats du prix Nobel, en 2012, Ivan Giaever (prix Nobel en 1973 pour ses recherches sur la physique des supraconducteurs) se lance dans une prise de position qui va laisser ses collègues pantois : tout en se déclarant peu intéressé par les questions sur le climat, Giaever affirme ainsi que, invité à parler de ce sujet, il aurait effectué une rapide recherche (une demi-journée passée sur Google) et serait arrivé à la conclusion que le réchauffement climatique n’est pas avéré. Giaever affirme par exemple ne pas comprendre comment nous pourrions prétendre mesurer la température moyenne de la surface terrestre. Mais, au lieu de considérer cela comme le signe d’un manque de connaissance, il l’utilise pour nier l’intérêt de ce type de mesure. Il conteste le fait que l’augmentation des températures enregistrée depuis la fin du XIXe siècle soit réellement significative, mais il n’a pas de repère pour cette affirmation. Il avance ses propres idées concernant le rôle du CO2 sur l’effet de serre, en totale contradiction avec le consensus scientifique… Giaever s’est donc jugé capable, sur la base d’une rapide recherche sur Internet, de se prononcer sur une théorie dont il reconnaît qu’elle n’est pas au cœur de son expertise. Une théorie qui, de plus, est complexe, et fortement interdisciplinaire. Et une théorie qui bénéficie d’un large consensus parmi les experts en la matière.
Nous avons le droit d’être surpris voire choqués par une attitude si peu modeste et critique de la part d’un scientifique de renom. Pourtant, Giaever ne représente pas un cas isolé. Et même si l’idée d’une « maladie des prix Nobel » est à prendre comme une anecdote, elle nous fait réfléchir au fait que, pour exercer son esprit critique, plusieurs conditions doivent être réunies, dont la motivation à collecter des informations de qualité, le temps nécessaire pour se forger des connaissances suffisantes, et avant tout la volonté de parvenir à une opinion réellement informée.