Mythe n°2 – L’esprit critique s’oppose à l’intuition

Certaines idées reçues concernent le lien entre intuitions et esprit critique, et elles sont parfois contradictoires. Parfois, on nous demande de plus faire confiance à nos intuitions car elles nous permettraient de prendre de meilleures décisions qu’avec des raisonnements élaborés. D’autres fois, au contraire, nous entendons parler de l’esprit critique comme de la part rationnelle de notre raisonnement, par opposition à des intuitions nécessairement erronées.

En réalité, les deux versions sont vraies et fausses en même temps : nos intuitions nous servent correctement dans de très nombreux cas, et notre cerveau travaille en permanence en-deçà du seuil de la conscience, avec des stratégies silencieuses pertinentes pour nos objectifs, que nous appelons « heuristiques ». Cependant, les mécanismes qui produisent ces heuristiques peuvent nous induire en erreur et nos intuitions être trompeuses.

Comprendre par l’exemple

Prenons un exemple concret. Depuis notre naissance, nous sommes capables de percevoir les visages et de les isoler d’autres types d’objets. Même le nouveau-né est capable de cette prouesse. Un réseau de neurones de nos aires cérébrales qui traitent les stimuli visuels est spécialisé dans cette tâche, et il répond donc de façon préférentielle à des stimuli qui ont l’aspect de visages. Disons bien qui ont l’aspect de visages, car ce réseau est tellement sensible qu’il répond aussi à des stimuli qui ne sont pas vraiment des visages mais qui comportent – comme un vrai visage – deux points et une ligne. C’est pour cette raison que, adultes comme enfants, nous réagissons à des dessins simples (comme les visages des dessins animés, mais aussi à des représentations minimalistes comme les émoticons) C’est pour cela aussi que, parfois, nous avons l’impression de voir des visages dans une patate, un poivron, un lavabo… ou sur Mars. Quand, dans les années 1980, les premières images du sol martien sont arrivées, quelqu’un a pensé déceler dans le profil d’un cratère
un visage humain : était-ce le signe d’une ancienne civilisation ? Cette fois, ces mêmes heuristiques qui nous facilitaient la vie se mettent à nous jouer des tours Évidemment, nous réalisons immédiatement que l’émoticône n’est pas un vrai visage. Mais cela illustre le fait que ces raccourcis cognitifs ont une contrepartie et peuvent nous induire en erreur.

L’identification rapide des visages est un exemple de compétence intuitive que nous développons sans même nous en rendre compte : une intuition utile qui nous évite d’avoir à réfléchir et à convoquer des connaissances explicites à chaque fois que nous sommes amenés à interagir avec une autre personne. Nos intuitions perceptives nous servent bien dans ce type de cas. Mais l’exemple de la vision nous apprend que, dans un nouveau contexte, les mêmes réponses intuitives qui nous donnent un avantage en termes de rapidité de réponse peuvent nous conduire à donner des interprétations erronées ou simplifiées de la réalité. Ce type de considération ne se limite pas au domaine de la perception. (Pour un exemple dans un autre domaine, voir Mythe n°4.)

Nous ne pouvons donc pas opposer l’esprit critique et les intuitions comme deux formes de raisonnement. Nous devons faire confiance à nos intuitions quand nous raisonnons dans un domaine de compétences que nous maîtrisons (comme la reconnaissance de visages humains). En revanche, il est nécessaire de comprendre que, dans certaines circonstances, ces mêmes intuitions peuvent nous tromper. Si nous savions reconnaître ces circonstances, nous pourrions apprendre à accorder moins de confiance à nos intuitions et ainsi être plus à même de changer d’idée au moment opportun.