LECTURE
Il est courant, notamment de nos jours, de tenir la science pour une école du doute, en tout cas pour la meilleure porte d’entrée à l’esprit critique.
Elle qui a été durablement associée à l’idée de certitude, elle qui est censée nous apprendre le vrai et nous délivrer du faux, elle qui, fille du latin ‘scientia’, s’identifie à la connaissance, elle qui nous rassure par la robustesse de ses démonstrations, la science – sans perdre complète-ment ces divers visages – nous apprend que le savoir, à peine découvert, doit être questionné. Comme un suspect au Moyen Age, il sera trituré jusqu’à ce qu’il passe aux aveux : il ne serait bien souvent qu’une apparence, presque un faux-semblant. La vérité – si elle existe – semble le transcender largement, pouvant même aller jusqu’à le répudier. Aussi devons-nous le confronter tôt à notre esprit critique, voire à notre doute, cet état d’esprit où coexistent une sensation d’incertitude ou de méfiance que nous entendons dans douteux, et un sentiment de crainte qui transparaît dans redoutable.
Lorsque l’Abbé Lemaître, résolvant l’équation d’Einstein, voit apparaître dans la solution un univers non pas figé mais en expansion, le doute va pouvoir surgir de toutes parts : soit vis-à-vis de son calcul, soit vis-à-vis du big bang qui en est la conséquence, soit vis-à-vis de l’équation d’Einstein elle-même. On sait qu’alors, saisi de doute quant à celle-ci, Einstein la modifiera en sorte qu’elle ne puisse se résoudre en autre chose qu’un univers figé. Et, le doute subsistant malgré les observations astronomiques de Hubble, on bâtira de nouveaux modèles représentant un univers en effet figé, à côté d’un autre, lui en expansion. Exemple, parmi tant d’autres, du doute comme ingrédient de l’aventure scientifique et, généralement, comme tremplin vers plus de savoir.

« De nouveaux modèles », voici prononcé le mot de toutes les incertitudes. Si la science ne nous donne, de l’aveu-même de son vocabulaire, que des ‘modèles’ de la réalité, sortes d’images (ou d’ombres portées ?) de celle-ci, allons-nous, au mieux, douter de la connaissance ou, au pire, la refuser ? Questions banales, sujets de baccalauréat, mais questions intéressantes qui heureusement ne freinent en rien la progression de la science dans sa prodigieuse description du monde, faite ou non de ‘modèles’.
Il demeure, pour l’enseignement des sciences, notamment pour celui qui s’adresse aux enfants, bien loin du baccalauréat, une interrogation : le professeur doit-il semer déjà, en eux, l’esprit critique et le doute en même temps qu’il sème les toutes premières graines du savoir et de l’esprit scientifique ? Plusieurs professeurs m’ont demandé mon avis sur ce point. Je vais ici droit au but : ma réponse, en la forçant à peine, est résolument « non ».
Nous vivons depuis 20 ans l’aventure de La main à la pâte, et nous la vivons dans des pays aussi différents que peuvent l’être la Chine, la France, la Malaisie, le Timorleste, les États-Unis, le Soudan… Partout, nous découvrons à la fois la ténuité du terrain arrosé c’est-à-dire le peu de place attribué à la science dans les écoles, et l’extraordinaire soif des enfants, ainsi que leur joie, lorsqu’il sont invités à la rencontrer, à la pratiquer en même temps qu’ils l’apprennent. Pour eux, constater que le bouchon et le boulon lâchés ensemble arrivent en même temps au sol, observer comment un glaçon fond suivant qu’il est ou non entouré de laine, recréer avec de petites flûtes fabriquées par eux la gamme en quintes de Pythagore et comprendre son lien avec les nombres entiers petits…, s’apercevoir chaque fois ou presque que la ‘vérité’ est en général à l’opposé de ce qu’ils croyaient initialement, tout cela ne peut que stimuler leur curiosité et leur apprendre à observer, à imaginer, à raisonner, à rédiger et, quand nécessaire, à douter, mais d’eux-mêmes. Faudrait-il, en plus, qu’on les incite à la critique de ce qu’ils viennent d’apprendre et au doute quant à ce qu’ils viennent de réaliser, de découvrir et souvent de comprendre ?
Faudrait-il qu’on leur fasse savoir que le bouchon et le boulon, en vérité, ne tombent pas au sol rigoureusement en même temps, ou que la gamme de Pythagore ne se referme pas exactement sur elle-même, il s’en faut d’un fifrelin ? Et que, par contagion, ils ne soient plus très sûrs que le glaçon fond moins vite dans la laine et, pourquoi pas, que trois fois trois ‘font’ neuf ou que la Terre tourne sur elle-même ?
On peut voir dans la science-école-du-doute, l’arme absolue – sorte de panacée – contre l’arrogance et la violence, contre les communautarismes et autres obscurantismes… On peut ainsi estimer qu’acquérir le savoir et apprendre à le critiquer doivent aller de pair, en sorte de faire, de l’enfant, ce citoyen idéal auquel tous nous rêvons, instruit mais lucide, ouvert mais critique.
Très bien, la science a tout pour aller en ce sens. Mais soyons, à l’école, moins ambitieux afin de l’être plus. L’être plus, c’est vouloir que les enfants s’ouvrent à la curiosité du monde, qu’ils acquièrent une imagination libre en même temps qu’un savoir rigoureux, qu’ils s’approprient les règles du raisonnement et que celui-ci s’exprime, chez eux, par un langage de logique, de clarté et de probité. Tout cela, ils ont à se l’approprier, bien souvent à partir de rien. De tout cela ils sont le plus souvent fort loin. Relevons déjà ce défi. Quand ils maîtriseront un minimum et de connaissances et de raisonnement, acquis l’un et l’autre par la pratique concrète d’une science ‘du premier ordre’, alors – mais alors seulement, c’est à dire nettement plus tard – pourra-t-on passer au ‘second ordre’, celui où les choses ne sont pas aussi simples que cela et où doit, de ci de là, s’installer un doute constructif.
Yves Quéré est physicien, membre de l’Académie des sciences, à l’origine avec Georges Charpak et Pierre Léna de l’opération La main à la pâte en 1995, membre de la Fondation La main à la pâte et de son conseil scientifique.
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